Yuna Moret est une peintre jeune, de formation mixte, académique et de terrain. Un diplôme supérieur d’école d’art en poche, elle part sur les bords de la Méditerranée, afin de parfaire sa connaissance de la fresque et des enduits traditionnels. Elle en gardera une empreinte prégnante de la culture de l’histoire ancienne et des techniques de peinture de cette région du globe. En 2006, elle pose son baluchon à Troyes, aux ateliers Gingko, et se donne pour but de s’affirmer dans une démarche artistique individuelle. Ses investigations donnent lieu à plusieurs expositions réussies et un travail toujours mieux affirmé. Elle revient aujourd’hui pour proposer à notre regard, en avant-première, une série de peintures rassemblées sous l’intitulé « à l’air libre ».
De l’originel.
Dans cette nouvelle oeuvre composée de plusieurs chapitres, l’artiste s’interroge sur la notion de liberté. Elle nous dévoile une interprétation de sa vision de l’Homme, embrassant l’Histoire et le Temps. La notion du Temps se trouve d’emblée au cœur de l’œuvre. De ce rapport de l’Homme au Temps, l’artiste nous propose une définition essentielle en pointant sa double nature de continuité et de renouvellement.
Le regard contemplatif tourné vers le ciel, Yuna Moret s’appuie sur les modes de représentation symbolique de l’astrologie, de la mythologie, ou bien encore de la religion chrétienne. Comme pour mieux s’identifier à cette projection, elle se représente nue au centre de la composition, représentation charnelle intimement liée à l’art occidental, symbole de l’incarnation, figure de l’infigurable. Debout, légère, paumes des mains ouvertes, lien entre la mer, mère de la vie, et le ciel où s’interprète l’avenir, cette « Femme Astrale » sereine se livre ; quand l’artiste peut-être se délivre ?
Mais sa réflexion ne s’attache pas seulement à cet aspect de l’origine et de la connaissance, la peintre nous informe que son Histoire se fait aussi d’une multitude d’histoires. L’image se concentre alors « à l’air libre » une exposition de Yuna Moret en une construction circulaire au caractère narratif, chargée d’éléments symboliques représentant le ciel et les étoiles dans une ambiance de joyeux tintamarre (« Ciel boréal », « Ciel austral »).
Du ciel à la terre.
L’exploration de Yuna Moret se fait alors introspection, et nous introduit dans un espace plus intime. Nous quittons les astres sans en abandonner la forme mystique, pour entrevoir, représentée dans une autre série de toiles, l’expression sentimentale et la relation amoureuse. S’appuyant sur une déclinaison de la scène du Paradis, nous retrouvons le personnage qui la figure. Dans le diptyque Grenouilles et Flamants, nous percevons d’emblée le décalage dans une ambiance qui se fait plus grave. Le regard des protagonistes, femme et homme, est sombre, leur posture statique et le poids de leur corps semble vouloir les entraîner hors cadre. Contraste marqué avec leur environnement au caractère insouciant tandis qu’en arrière-plan, les planètes, bien que pesantes, poursuivent leur circonvolution aérienne.
Dans cette autre toile, Là où le vent nous porte, l’inquiétude devient flagrante, le Paradis semble bel et bien perdu. La faune s’est rassemblée au premier plan, comme pour nous prendre à témoin de la fuite au loin des amants de ce monde idéal. Fuient-ils l’image de ce monde, ou chacun court-il vers sa propre liberté ?
L’artiste pose de manière ouverte la notion de liberté comme condition à la construction de l’individu, et nous questionne par là même sur nos enfermements. Originelle, spirituelle, culturelle, relationnelle, sentimentale, chaque toile semble traversée par le rapport au passé, à l’avenir et le rapport à autrui, entendus comme sujets de tous les conditionnements et à partir desquels il faut… trouver l’air. Cet air libre-là nous fonde.
Par Thibaut Gobry
Un cosmos intime
Quand Yuna Moret tourne sa tête vers le ciel et en dévisage intensément les corps stellaires, que voit-elle ? Ce que sans doute tout homme voit depuis la nuit des temps : les étoiles ne se contentent pas de scintiller chacune pour soi dans une orbe autonome. Elles font lien, elles font traces, elles se relient. Le regard humain en fait des dessins, dévoile des formes, révèle des corps. Constellation du Cancer, du Lion, de la Vierge… Autant de corps d’animaux, et d’être vivants… comme si le ciel était en lui-même une incommensurable toile qu’un grand Démiurge aurait dessinée avec des pinceaux de lumière. En ce sens, ce regard dans les étoiles coïncide avec le désir, non moins primitif, de représentation visuelle – de peinture. La contemplation du firmament est d’emblée un art du visuel.
Ainsi, l’intuition de Yuna Moret frappe fort. D’une part, parce que le geste qui inspire “A l’air libre” vient se couler dans ce puissant élan primitif, et en propose un opus actuel et personnel. Tel le dieu Aïon chez les Grecs, le temps y est représenté comme un océan, un fleuve qui encercle la terre, ou encore un flot céleste portant sur son dos les signes du zodiaque et contenant l’univers dans son enceinte.
D’autre part, parce que toute son exposition semble exprimer, avec une cohérence convaincante, que notre psyché est structurée à l’image de la structure du monde, et que ce qui se passe en grand se produit aussi dans la dimension la plus infime et la plus subjective de l’âme. De ce côté, elle emboîte le pas de la recherche psychologique la plus contemporaine, celle qui sait renouer avec la dimension mythologique et le langage symbolique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette idée qui fonde “A l’air libre” ne manque pas d’air.
La création de Yuna Moret se propose alors de travailler à une double représentation. D’un côté, l’artiste tourne ses yeux vers le ciel et ce sont ses animaux familiers qu’elle découvre, c’est elle-même qu’elle projette et retrouve ; de l’autre, elle tourne le regard au dedans d’elle-même, et c’est pour constater que les figures célestes l’habitent au plus profond de son firmament intérieur.
L’ossature de l’exposition repose sur ce double mouvement du regard, comme une sorte de champ /contrechamp où le champ se retrouverait dans le contrechamp et inversement, en un jeu de miroir coloré, sensuel et riche de sens.
En sa profonde ambiguïté pourtant, que révèle le reflet dans le miroir ? L’artiste se représente elle-même, en personnage très peuplé, très travaillé au corps par les fauves cosmiques. Que peut faire ce personnage féminin de toutes ces figures énergétiques qui l’habitent sans lui appartenir ? Les avaler pour son propre compte, en détourner l’énergie (folle ambition) ? Ou alors, comprenant qu’elles ne font que la traverser, les apprivoiser, les dompter, les transmuer en énergie… humaine. “Colonisé” de tant d’animaux, l’homme (la femme) est-il encore un humain, ou succombe-t-il à un destin d’animal ? A quelle condition un humain accomplit-il son humanité ?
Dans cette dyade femme/ciel dépeinte par Yuna Moret, nous voyons bien qu’il n’y a personne pour rompre le face à face fasciné entre la femme et le ciel, en prise avec ses animaux intérieurs. Nul tiers. L’unique personnage – masculin -, à taille humaine, est là sans y être, semblant présent juste pour dire son absence, ou alors comme une réminiscence. Cette prise directe avec le firmament, intérieur et extérieur, donne le vertige. Avec quel humain apprendre l’humain ? A quoi s’adosse ce face à face qui semble opérer un court-circuit, zapper le vis-à-vis, éluder le semblable ? A partir de quel “entre-deux” le rapport au ciel va-t-il pouvoir se fonder, et se construire ?
Pour qu’autrui ait sa place et qu’un “entre-deux” se fonde, il importe que, du point de vue des quatre éléments, de l’air puisse circuler librement entre l’un et l’autre. Or, le ciel de l’artiste a tout d’un océan. Et l’espace, sur terre et au ciel, est partout chargé, saturé. L’élément eau est omniprésent, puisque le ciel lui-même, loin d’évoquer un vide, un espace “libre”, est compact, empli à raz bord.
La réponse à ces interrogations se trouve sans doute pour une part dans le processus même de la création. Par l’alchimie du geste artistique, le fond le plus sauvage du ciel, la cohorte des animaux symboliques, reforment un cosmos, c’est à dire un ordre et une beauté. Tandis que, par le dispositif de l’exposition, le tiers est réinventé – refondé – en la figure bien réelle du spectateur-visiteur.
Dès lors, rien n’interdit de lire toute l’exposition en forme d’appel d’air – littéral appel de l’air. Inspir expir originel, qui redessinerait et redistribuerait la place exacte du dedans et du dehors, de l’un et de l’autre. A la question du poète “serait-il possible de vivre debout ?”, Yuna surenchérit et précise : debout et à l’air libre. C’est à dire avec des autres.
D’autre part et enfin, la rotondité de ce globe terrestre évoque avec évidence un ventre, qui porte en son sein tous les possibles à venir. Nous avons tous baigné dans ces eaux primordiales-là. A ce stade, la vie pulmonaire n’ayant pas commencé, il n’y avait pas besoin d‘air pour vivre. Dans le sens d’une psychogenèse, la “nuit des temps” de l’Histoire humaine rejoint celle vécue par chaque individu à l’orée de son existence. Tous ces corps en gestation trouveront-ils donc leur air libre ? Cela s’appellerait un accouchement. Une sortie hors des eaux.
“A l’air libre” ? Le cri d’une naissance.
Par Yuna Moret
A l’air libre
Je suis très mauvaise en géographie. J’ai une perception des choses assez relative. Je n’arrive pas à fixer les dates et les chiffres, disons que j’ai une appréhension du monde parfois fantasmée. Ça a été un complexe, jusqu’à ce que je découvre les trésors d’Art Byzantin appartenant aux moines du Mont Athos, rassemblés à l’occasion d’une exposition au Petit Palais, à Paris. J’aime en peinture ce qui est naïf et symbolique, qu’importe que ce soit académiquement juste (échelle et proportions), pour peu que cela soit « ressenti » De cette exposition, je me rappelle une carte dessinée, relatant une bataille.
Sur cette image, toute la Grèce était occupée par quelques soldats, et la mer recouverte par deux ou trois bateaux représentant « l’adversaire » La figuration de l’échelle n’était pas réaliste mais quant à l’impact que cet épisode avait eu dans leur vie, cette représentation était on ne peut plus juste. Je veux dire que les choses ont de l’importance en fonction du retentissement qu’elles ont en nous, et que les percevoir d’une manière empirique ne donne aucune indication sur l’influence qu’elles peuvent avoir sur nous.
Je suis partie de la vision « erronée » que j’avais du monde. J’ai commencé par réaliser des cartes du ciel, à l’aquarelle. J’avais trouvé un vieux bouquin d’astronomie, avec juste le nom des étoiles indiqué. Je n’ai jamais su reconnaître une foutue étoile, mais à partir du moment où leur nom faisait référence à la mythologie, à l’Histoire, j’ai commencé à trouver ça passionnant. L’étude objective des étoiles ne m’intéresse pas, mais imaginer une grande et une petite Ourse, Andromède, plus belle que les Néréides, Persée vainqueur de la Méduse, et tout ce que ce beau monde peut fabriquer ensemble. voilà ce qui m’attire, faire vivre ce petit théâtre.
J’étais portée par l’histoire de la mythologie, mais je ne connaissais pas l’astrologie. J’ai dégoté un bouquin et j’ai commencé un petit carnet d’aquarelles sans même savoir ce que je cherchais, par pure fascination des images représentées. Dans ce livre, la vision médiévale de l’homme dans l’univers correspondait exactement à ma vision du monde d’aujourd’hui. Je m’explique. j’ai bien appris que la Terre tournait autour du soleil, mais dans ma réalité cela n’a aucun sens. La Terre est le centre du monde puisque là est notre vie, et le reste s’articule autour. Moi qui fonctionne beaucoup par images, j’ai trouvé là mon bonheur un homme placé dans quatre cercles concentriques représentant tour à tour. (1) la Terre, (2) les étoiles et les configurations zodiacales, (3) les planètes, (4) l’énergie (ou le divin). La figure de l’homme astral tel qu’il est représenté dans le zodiaque décrit l’homme comme un univers, comme une galaxie qui accueille en son sein l’énergie, le cosmos, la vie et les étoiles. Cette représentation dévoile que nous sommes tout cela, sans que nous en ayons pleinement conscience. Cette vision est aussi sensuelle et séduisante. Sans qu’on le sache, sans qu’on le veuille réellement, être « habité» par tous ces animaux et personnages – un lion, un taureau, un cancer, une vierge – nous donne la sensation d’être peuplé, empli, traversé d’énergies. Accepter cette parabole, c’est une manière de s’offrir, de s’ouvrir à ses propres courants.
Je travaille généralement par thèmes, ou plutôt je sais que je tiens quelque chose même si je n’arrive pas toujours à mettre les mots dessus. Je ne peux pas dire que je tiens un fil, ou alors j’ai l’impression d’en tenir les deux bouts opposés, et qu’au fur et à mesure ils se rejoignent par le centre.
C’est d’abord en gravure que se dessinent les grandes lignes de ce que je vais aborder. Du fait de la petite taille du format utilisé, il y a un rapport d’intimité qui se crée. J’ai la sensation d’évoluer dans une bulle très légère, coupée du monde. Je retrouve, comme lorsque j’étais enfant, l’excitation de la découverte, le plaisir de « faire ». Je trouve là un endroit de liberté naïve qui féconde et nourrit les autres parties de mon travail.
En peinture, les choses se construisent souvent au fur et à mesure. Au début je ne sais pas exactement où je vais. Ce fut le cas pour la toile « Grenouilles et flamants ». Je n’imaginais pas que ce serait un couple, puis la vision du personnage féminin couvert de grenouilles m’est apparu. L’homme, les flamants et les planètes se sont alors imposés par vagues successives.
A l’inverse, pour 1’« Autoportrait au loup », ce fut immédiat. Je me rappelle très exactement m’être vue comme ça, un peu comme dans un flash. Je suis allée acheter le masque noir et j’ai pris quelques photos, puis j’ai fait la peinture.
Pour « Là où le vent nous porte », j’avais en tête l’Arche de Noé. J’ai choisi les couples d’animaux que je voulais représenter, et j’ai organisé la composition. J’ai laissé venir à moi le désir d’arbres, de prairie, de lumière. Quelque chose faisait défaut ; j’ai alors ajouté le petit couple fuyant au loin. La toile prenait un tout autre sens. Elle est devenue une passerelle entre 1’« après Déluge» et Adam et Eve chassés du paradis.
Je pose un regard étonné sur ce que je viens d’achever, avec parfois le sentiment de me réveiller face au réel de l’image qui m’apparaît, comme si je m’étais absentée durant la réalisation. Cette sensation est agréable, j’ai la forte impression de me redécouvrir. Je sais que le sens affleure, mais ce sont des intuitions que je ne veux pas transformer en objet d’analyse. Aujourd’hui je suis heureuse de “montrer” le travail d’une année. Ce n’est plus seulement mon regard qui décide. Je dois accepter que les autres y prennent part. Je lâche le fil qui tout ce temps a tissé le lien entre mon travail et moi.
Par Bruno Roume
Yuna Moret est une peintre jeune, de formation mixte, académique et de terrain. Un diplôme supérieur d’école d’art en poche, elle part sur les bords de la Méditerranée, afin de parfaire sa connaissance de la fresque et des enduits traditionnels. Elle en gardera une empreinte prégnante de la culture de l’histoire ancienne et des techniques de peinture de cette région du globe. En 2006, elle pose son baluchon à Troyes, aux ateliers Gingko, et se donne pour but de s’affirmer dans une démarche artistique individuelle. Ses investigations donnent lieu à plusieurs expositions réussies et un travail toujours mieux affirmé. Elle revient aujourd’hui pour proposer à notre regard, en avant-première, une série de peintures rassemblées sous l’intitulé « à l’air libre ».
De l’originel.
Dans cette nouvelle oeuvre composée de plusieurs chapitres, l’artiste s’interroge sur la notion de liberté. Elle nous dévoile une interprétation de sa vision de l’Homme, embrassant l’Histoire et le Temps. La notion du Temps se trouve d’emblée au cœur de l’œuvre. De ce rapport de l’Homme au Temps, l’artiste nous propose une définition essentielle en pointant sa double nature de continuité et de renouvellement.
Le regard contemplatif tourné vers le ciel, Yuna Moret s’appuie sur les modes de représentation symbolique de l’astrologie, de la mythologie, ou bien encore de la religion chrétienne. Comme pour mieux s’identifier à cette projection, elle se représente nue au centre de la composition, représentation charnelle intimement liée à l’art occidental, symbole de l’incarnation, figure de l’infigurable. Debout, légère, paumes des mains ouvertes, lien entre la mer, mère de la vie, et le ciel où s’interprète l’avenir, cette « Femme Astrale » sereine se livre ; quand l’artiste peut-être se délivre ?
Mais sa réflexion ne s’attache pas seulement à cet aspect de l’origine et de la connaissance, la peintre nous informe que son Histoire se fait aussi d’une multitude d’histoires. L’image se concentre alors « à l’air libre » une exposition de Yuna Moret en une construction circulaire au caractère narratif, chargée d’éléments symboliques représentant le ciel et les étoiles dans une ambiance de joyeux tintamarre (« Ciel boréal », « Ciel austral »).
Du ciel à la terre.
L’exploration de Yuna Moret se fait alors introspection, et nous introduit dans un espace plus intime. Nous quittons les astres sans en abandonner la forme mystique, pour entrevoir, représentée dans une autre série de toiles, l’expression sentimentale et la relation amoureuse. S’appuyant sur une déclinaison de la scène du Paradis, nous retrouvons le personnage qui la figure. Dans le diptyque Grenouilles et Flamants, nous percevons d’emblée le décalage dans une ambiance qui se fait plus grave. Le regard des protagonistes, femme et homme, est sombre, leur posture statique et le poids de leur corps semble vouloir les entraîner hors cadre. Contraste marqué avec leur environnement au caractère insouciant tandis qu’en arrière-plan, les planètes, bien que pesantes, poursuivent leur circonvolution aérienne.
Dans cette autre toile, Là où le vent nous porte, l’inquiétude devient flagrante, le Paradis semble bel et bien perdu. La faune s’est rassemblée au premier plan, comme pour nous prendre à témoin de la fuite au loin des amants de ce monde idéal. Fuient-ils l’image de ce monde, ou chacun court-il vers sa propre liberté ?
L’artiste pose de manière ouverte la notion de liberté comme condition à la construction de l’individu, et nous questionne par là même sur nos enfermements. Originelle, spirituelle, culturelle, relationnelle, sentimentale, chaque toile semble traversée par le rapport au passé, à l’avenir et le rapport à autrui, entendus comme sujets de tous les conditionnements et à partir desquels il faut… trouver l’air. Cet air libre-là nous fonde.
Par Thibaut Gobry
Un cosmos intime
Quand Yuna Moret tourne sa tête vers le ciel et en dévisage intensément les corps stellaires, que voit-elle ? Ce que sans doute tout homme voit depuis la nuit des temps : les étoiles ne se contentent pas de scintiller chacune pour soi dans une orbe autonome. Elles font lien, elles font traces, elles se relient. Le regard humain en fait des dessins, dévoile des formes, révèle des corps. Constellation du Cancer, du Lion, de la Vierge… Autant de corps d’animaux, et d’être vivants… comme si le ciel était en lui-même une incommensurable toile qu’un grand Démiurge aurait dessinée avec des pinceaux de lumière. En ce sens, ce regard dans les étoiles coïncide avec le désir, non moins primitif, de représentation visuelle – de peinture. La contemplation du firmament est d’emblée un art du visuel.
Ainsi, l’intuition de Yuna Moret frappe fort. D’une part, parce que le geste qui inspire “A l’air libre” vient se couler dans ce puissant élan primitif, et en propose un opus actuel et personnel. Tel le dieu Aïon chez les Grecs, le temps y est représenté comme un océan, un fleuve qui encercle la terre, ou encore un flot céleste portant sur son dos les signes du zodiaque et contenant l’univers dans son enceinte.
D’autre part, parce que toute son exposition semble exprimer, avec une cohérence convaincante, que notre psyché est structurée à l’image de la structure du monde, et que ce qui se passe en grand se produit aussi dans la dimension la plus infime et la plus subjective de l’âme. De ce côté, elle emboîte le pas de la recherche psychologique la plus contemporaine, celle qui sait renouer avec la dimension mythologique et le langage symbolique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette idée qui fonde “A l’air libre” ne manque pas d’air.
La création de Yuna Moret se propose alors de travailler à une double représentation. D’un côté, l’artiste tourne ses yeux vers le ciel et ce sont ses animaux familiers qu’elle découvre, c’est elle-même qu’elle projette et retrouve ; de l’autre, elle tourne le regard au dedans d’elle-même, et c’est pour constater que les figures célestes l’habitent au plus profond de son firmament intérieur.
L’ossature de l’exposition repose sur ce double mouvement du regard, comme une sorte de champ /contrechamp où le champ se retrouverait dans le contrechamp et inversement, en un jeu de miroir coloré, sensuel et riche de sens.
En sa profonde ambiguïté pourtant, que révèle le reflet dans le miroir ? L’artiste se représente elle-même, en personnage très peuplé, très travaillé au corps par les fauves cosmiques. Que peut faire ce personnage féminin de toutes ces figures énergétiques qui l’habitent sans lui appartenir ? Les avaler pour son propre compte, en détourner l’énergie (folle ambition) ? Ou alors, comprenant qu’elles ne font que la traverser, les apprivoiser, les dompter, les transmuer en énergie… humaine. “Colonisé” de tant d’animaux, l’homme (la femme) est-il encore un humain, ou succombe-t-il à un destin d’animal ? A quelle condition un humain accomplit-il son humanité ?
Dans cette dyade femme/ciel dépeinte par Yuna Moret, nous voyons bien qu’il n’y a personne pour rompre le face à face fasciné entre la femme et le ciel, en prise avec ses animaux intérieurs. Nul tiers. L’unique personnage – masculin -, à taille humaine, est là sans y être, semblant présent juste pour dire son absence, ou alors comme une réminiscence. Cette prise directe avec le firmament, intérieur et extérieur, donne le vertige. Avec quel humain apprendre l’humain ? A quoi s’adosse ce face à face qui semble opérer un court-circuit, zapper le vis-à-vis, éluder le semblable ? A partir de quel “entre-deux” le rapport au ciel va-t-il pouvoir se fonder, et se construire ?
Pour qu’autrui ait sa place et qu’un “entre-deux” se fonde, il importe que, du point de vue des quatre éléments, de l’air puisse circuler librement entre l’un et l’autre. Or, le ciel de l’artiste a tout d’un océan. Et l’espace, sur terre et au ciel, est partout chargé, saturé. L’élément eau est omniprésent, puisque le ciel lui-même, loin d’évoquer un vide, un espace “libre”, est compact, empli à raz bord.
La réponse à ces interrogations se trouve sans doute pour une part dans le processus même de la création. Par l’alchimie du geste artistique, le fond le plus sauvage du ciel, la cohorte des animaux symboliques, reforment un cosmos, c’est à dire un ordre et une beauté. Tandis que, par le dispositif de l’exposition, le tiers est réinventé – refondé – en la figure bien réelle du spectateur-visiteur.
Dès lors, rien n’interdit de lire toute l’exposition en forme d’appel d’air – littéral appel de l’air. Inspir expir originel, qui redessinerait et redistribuerait la place exacte du dedans et du dehors, de l’un et de l’autre. A la question du poète “serait-il possible de vivre debout ?”, Yuna surenchérit et précise : debout et à l’air libre. C’est à dire avec des autres.
D’autre part et enfin, la rotondité de ce globe terrestre évoque avec évidence un ventre, qui porte en son sein tous les possibles à venir. Nous avons tous baigné dans ces eaux primordiales-là. A ce stade, la vie pulmonaire n’ayant pas commencé, il n’y avait pas besoin d‘air pour vivre. Dans le sens d’une psychogenèse, la “nuit des temps” de l’Histoire humaine rejoint celle vécue par chaque individu à l’orée de son existence. Tous ces corps en gestation trouveront-ils donc leur air libre ? Cela s’appellerait un accouchement. Une sortie hors des eaux.
“A l’air libre” ? Le cri d’une naissance.
Par Yuna Moret
A l’air libre
Je suis très mauvaise en géographie. J’ai une perception des choses assez relative. Je n’arrive pas à fixer les dates et les chiffres, disons que j’ai une appréhension du monde parfois fantasmée. Ça a été un complexe, jusqu’à ce que je découvre les trésors d’Art Byzantin appartenant aux moines du Mont Athos, rassemblés à l’occasion d’une exposition au Petit Palais, à Paris. J’aime en peinture ce qui est naïf et symbolique, qu’importe que ce soit académiquement juste (échelle et proportions), pour peu que cela soit « ressenti » De cette exposition, je me rappelle une carte dessinée, relatant une bataille.
Sur cette image, toute la Grèce était occupée par quelques soldats, et la mer recouverte par deux ou trois bateaux représentant « l’adversaire » La figuration de l’échelle n’était pas réaliste mais quant à l’impact que cet épisode avait eu dans leur vie, cette représentation était on ne peut plus juste. Je veux dire que les choses ont de l’importance en fonction du retentissement qu’elles ont en nous, et que les percevoir d’une manière empirique ne donne aucune indication sur l’influence qu’elles peuvent avoir sur nous.
Je suis partie de la vision « erronée » que j’avais du monde. J’ai commencé par réaliser des cartes du ciel, à l’aquarelle. J’avais trouvé un vieux bouquin d’astronomie, avec juste le nom des étoiles indiqué. Je n’ai jamais su reconnaître une foutue étoile, mais à partir du moment où leur nom faisait référence à la mythologie, à l’Histoire, j’ai commencé à trouver ça passionnant. L’étude objective des étoiles ne m’intéresse pas, mais imaginer une grande et une petite Ourse, Andromède, plus belle que les Néréides, Persée vainqueur de la Méduse, et tout ce que ce beau monde peut fabriquer ensemble. voilà ce qui m’attire, faire vivre ce petit théâtre.
J’étais portée par l’histoire de la mythologie, mais je ne connaissais pas l’astrologie. J’ai dégoté un bouquin et j’ai commencé un petit carnet d’aquarelles sans même savoir ce que je cherchais, par pure fascination des images représentées. Dans ce livre, la vision médiévale de l’homme dans l’univers correspondait exactement à ma vision du monde d’aujourd’hui. Je m’explique. j’ai bien appris que la Terre tournait autour du soleil, mais dans ma réalité cela n’a aucun sens. La Terre est le centre du monde puisque là est notre vie, et le reste s’articule autour. Moi qui fonctionne beaucoup par images, j’ai trouvé là mon bonheur un homme placé dans quatre cercles concentriques représentant tour à tour. (1) la Terre, (2) les étoiles et les configurations zodiacales, (3) les planètes, (4) l’énergie (ou le divin). La figure de l’homme astral tel qu’il est représenté dans le zodiaque décrit l’homme comme un univers, comme une galaxie qui accueille en son sein l’énergie, le cosmos, la vie et les étoiles. Cette représentation dévoile que nous sommes tout cela, sans que nous en ayons pleinement conscience. Cette vision est aussi sensuelle et séduisante. Sans qu’on le sache, sans qu’on le veuille réellement, être « habité» par tous ces animaux et personnages – un lion, un taureau, un cancer, une vierge – nous donne la sensation d’être peuplé, empli, traversé d’énergies. Accepter cette parabole, c’est une manière de s’offrir, de s’ouvrir à ses propres courants.
Je travaille généralement par thèmes, ou plutôt je sais que je tiens quelque chose même si je n’arrive pas toujours à mettre les mots dessus. Je ne peux pas dire que je tiens un fil, ou alors j’ai l’impression d’en tenir les deux bouts opposés, et qu’au fur et à mesure ils se rejoignent par le centre.
C’est d’abord en gravure que se dessinent les grandes lignes de ce que je vais aborder. Du fait de la petite taille du format utilisé, il y a un rapport d’intimité qui se crée. J’ai la sensation d’évoluer dans une bulle très légère, coupée du monde. Je retrouve, comme lorsque j’étais enfant, l’excitation de la découverte, le plaisir de « faire ». Je trouve là un endroit de liberté naïve qui féconde et nourrit les autres parties de mon travail.
En peinture, les choses se construisent souvent au fur et à mesure. Au début je ne sais pas exactement où je vais. Ce fut le cas pour la toile « Grenouilles et flamants ». Je n’imaginais pas que ce serait un couple, puis la vision du personnage féminin couvert de grenouilles m’est apparu. L’homme, les flamants et les planètes se sont alors imposés par vagues successives.
A l’inverse, pour 1’« Autoportrait au loup », ce fut immédiat. Je me rappelle très exactement m’être vue comme ça, un peu comme dans un flash. Je suis allée acheter le masque noir et j’ai pris quelques photos, puis j’ai fait la peinture.
Pour « Là où le vent nous porte », j’avais en tête l’Arche de Noé. J’ai choisi les couples d’animaux que je voulais représenter, et j’ai organisé la composition. J’ai laissé venir à moi le désir d’arbres, de prairie, de lumière. Quelque chose faisait défaut ; j’ai alors ajouté le petit couple fuyant au loin. La toile prenait un tout autre sens. Elle est devenue une passerelle entre 1’« après Déluge» et Adam et Eve chassés du paradis.
Je pose un regard étonné sur ce que je viens d’achever, avec parfois le sentiment de me réveiller face au réel de l’image qui m’apparaît, comme si je m’étais absentée durant la réalisation. Cette sensation est agréable, j’ai la forte impression de me redécouvrir. Je sais que le sens affleure, mais ce sont des intuitions que je ne veux pas transformer en objet d’analyse. Aujourd’hui je suis heureuse de “montrer” le travail d’une année. Ce n’est plus seulement mon regard qui décide. Je dois accepter que les autres y prennent part. Je lâche le fil qui tout ce temps a tissé le lien entre mon travail et moi.